mercredi 3 novembre 2010

Introduction aux mots qui tombent dans les falaises

Enfin ce texte a trouvé où se poser aux yeux de tous.
Il n'a de prétention que d'effleurer les consciences, d'évoquer des fragrances enfouies.
Il ne veut pas marteler sa cadence, il est la plume légère.
















 Bienvenue.
1

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Un jour, il se produisit quelque chose d'assez étonnant. Le vide se fendit d'un éclair, ce n'était donc déjà plus du vide, et en moins de quelques secondes, une nouvelle vie apparût. Au fond, rien que de très commun: des petites filles, il en naît tant que l'arrivée d'une de plus eût pu passer inaperçue. Mais pour les trois personnes qui se tenaient debout autour du petit paquet mouvant, le mot vie nouvelle prenait tout son sens. Leurs lèvres entrouvertes n'étaient qu'un minuscule reflet de ce qui se passait dans leurs têtes. D'où venait que ce vide, inexistant il y a quelques instants, se fût comblé d'une entité personnelle?
Ils étaient un peu maladroits. Il est si dur de savoir comment se comporter quand les choses linéaires se perturbent aussi vite. Enoncer des lieux communs, des phrases entendues de la bouche d'inconnus, des lignes lues avec effusion dans des livres oubliés, leur paraissait une solution envisageable; mais ils s'en tinrent à un silence moins conventionnel, peut-être même plus solennel.
La jeune personne, seule à être allongée sur la terre inconfortable, voire humide il faut le dire, exhalait ses derniers soupirs, sans trop de force. Cela ne la dérangeait sans doute pas de laisser sa vie pour celle, bien plus fragile, de cette petite, mélange d'elle et d'un autre, somme toute, un autre qui n'avait pas une réelle consistance puisqu'il ne savait même pas, même pas que sa médiocrité avait suffit au plus bel ouvrage envisageable. La mort la prit, dans le même temps que le nourrisson faisait pour la première fois expérience d'un cri, un cri bien personnel. Les trois personnes se consultèrent d'un regard inquiet. Ils ne voulaient ni se laisser aller à ce drôle de sentiment qu'est la tristesse, encore moins à d'inadaptées effusions de bonheur. Finalement, le plus vieux, un homme très mince et pas si vieux qu'on ne pourrait l'entendre, se pencha et recueillit la petite fille au creux de ses bras. Il fit signe aux autres. Ils s'éloignèrent du cadavre, amas impersonnel, qui n'était vraiment plus rien. S'il plaisait à quelqu'un de lui accorder son attention, des soins funèbres, ce n'était certainement pas à eux: ils n'en avaient ni le temps ni les moyens.


***


Les trois personnes marchaient, sans qu'elles ne sachent où leurs pas hagards voudraient bien les mener. Ce bébé pesait peu de poids, et s'ils n'avaient pas eu dans les oreilles les mélodies incantatoires de l'homme, ils auraient pu oublier sa douloureuse existence. Mais l'homme fredonnait, accordant de temps à autre un regard interrogateur au museau plissé, même pas beau, de la petite fille. Rien dans ces plis rougeauds ne lui évoquait le souvenir des traits aigus, bien coupés et en proportions correctes de sa jeune mère. Et pourtant... Il allait falloir s'y acclimater. Ce nourrisson allait grandir, prendre sa place, réclamer de l'attention, et les voir mourir, les uns après les autres. Nul n'oserait jamais juger de la légitimité de son existence, nul ne se risquerait à regretter la mère en regardant la fille, ces choses ne se font pas, et pourtant on ne peut s'empêcher de balbutier cette pensée, que peut-être... Soyons francs, que peut-être cela ne valait pas la peine, cette laide petite chose, contre la perte de cette jeune femme, qu'ils avaient tous aimée, à des degrés différents, certes. Mais à présent, la petite existait bel et bien, et cette pensée non formulée jamais ne franchirait le seuil contracté de leurs lèvres. Lorsque le soleil commença à décliner, la plus jeune des deux filles posa son bras contre l'épaule de l'homme. Il s'arrêta quelques secondes, transvasa le nouveau-né dans les bras de sa nièce. Elle le recueillit, et en silence toujours passa en tête de la marche. Ces trois-là n'étaient que très peu loquaces, ils se connaissaient déjà après tout, et ces phrases échangées l'air de rien qui meublent les conversations auraient de leur part eu un goût tout à fait décalé. Ils se contentaient donc de vivre, et de marcher, jetant des regards impersonnels sur la nature environnante.



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C'est dans le petit miroir ébréché qu'elle vit pour la première fois le cheveu noir. Son corps se remplit de frissons, tandis qu'elle essayait de l'arracher sans que ses compagnons ne la vissent. Le bébé appuyé contre le flanc, sa fiancée dormait. C'était ce genre de sommeil que l'on ne peut ébranler qu'avec une volonté énorme. En revanche, l'homme se retournait dans un sens puis dans l'autre, montrant déjà les signes d'un réveil imminent. Quand le cheveu fût éliminé, offert à une bourrasque tiède, elle se laissa retomber, sentant un filet de sueur lui couler entre les omoplates. Elle l'essuya du revers de la main puis fixa cette dernière quelques instants, l'air interrogateur. Ses ongles déchirés s'ornaient de noir sous les recoins. Elle tenta de le gratter, sans réel succès. Epuisée, elle décida de profiter des quelques instants qui précédaient leurs départs pour se blottir contre les chevilles de sa bien-aimée, dont le ventre chaud et rassurant était déjà occupé.



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Un vieillard courbé sur sa canne profitait des quelques instants précédant le réveil du village, se promenant très lentement dans la campagne aux environs tous proches. Soumis à aucune contrainte, il fermait les yeux, les rouvrait, juste pour capter ce plaisir instantané de s'offrir une vision sans cesse neuve de l'aube. Heureux de ce privilège qu'il croyait être seul à s'octroyer, il ne vit tout d'abord pas le corps replié sur le bas-côté de la route. Quand le visage gris traversa son champ de vision, il décida de ne pas comprendre ce que c'était. Gâcher pareillement ce moment privilégié qui depuis quelques années était seul à le maintenir en vie eût été réduire sa journée, et qui sait, elle pouvait être la dernière, à un amas de problèmes. Les problèmes, ça le connaissait, mais pas pendant sa ballade. Il avança donc encore de quelques pas avant de se retourner, pris de scrupules. Il était facile de contourner un problème, mais en général ça vous poursuivait pendant plus longtemps que vous n'auriez dû en prendre pour honnêtement le régler. Il soupira, fataliste, et reprit sa démarche traînante, pour la forme, bien désireux de se décharger les épaules le plus vite possible sur un jeune, un gars plus apte à prendre des décisions évidentes
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2

***

Au bord du chemin poussaient quelques colchiques. Mais cela n'avait pas de sens, puisque ici les saisons n'étaient plus que de vagues idées, des concepts que l'on s'efforçait de colmater à force d'images, faute de mieux. Autrefois le petit groupe s'efforçait de s'extasier, ou du moins de marquer l'existence concrète de ces signes apparents et saisonniers, qu'étaient fleurs, tempêtes et fruits nouveaux. Mais ce jour, les colchiques passèrent inaperçues, malgré leur volonté évidente de s'extraire du bas-côté, d'empiéter sur les cailloux afin que l'on pût au moins leur jeter un regard, leur signaler ainsi leur raison d'être.
Le décompte des jours passait par le cycle des femmes, décalées l'une de l'autre d'à peine un quart lunaire. Quand Pasiphae finissait de saigner, Jun ressentait les premières brûlures, discrets éclairs de son bas-ventre. Mais qu'un mois eût passé, suivi d'un autre et du troisième, que déjà l'on se perdait dans le temps. L'enfant né, on pût plus aisément le voir filer. Cela commença par la conscience commune qu'ils eurent, telle un petit trait de culpabilité, que ce dernier n'était point encore nommé, malgré sa peau qui tendait à se défriper, ses joues à se gonfler, nourries de bouts de canne à sucre et de rosée. Il était évident qu'il leur fallait faire un choix, et ce rapidement. Mais un nom, c'est tout de même quelque chose d'important, qui plus qu'on ne peut le croire fait de vous ce que vous êtes et deviendrez. Ils avaient peur de se tromper, d'être plus tard sujets aux remords qu'un regard lourd de reproches leur infligerait. On décida donc d'un juge, ce fût l'homme.
-Elle est née au coucher du soleil, cela impose son nom.
Les femmes le regardaient, sa déclaration ne les avançaient qu'à plus de suppositions encore. Mais lui se souvenait de ce dialecte de l'est, qu'un jour des inconnus parlaient dans son village. Ce n'étaient que des saltimbanques, des gens du voyage, mais l'un avait dans sa façon de raconter le monde et ses histoires vieilles plus encore que l'humanité, une petite flamme qui attirait d'abord les enfants, puis les adultes un peu gênés et même quelques vieillards curieux des bribes de vie qu'ils étaient encore en mesure de saisir.
Cet homme donc, avait enchaîné au cours de la soirée plusieurs contes et quelques mythes, avant d'en arriver à l'histoire de la petite fille qui portait dans son coeur les rêves des enfants, et toutes les nuits en choisissaient quelques-uns qu'elle confiait à son frère le vent, afin qu'il aille de par le monde les confier aux petits endormis, et puisse observer les expressions de leurs visages. Cette petite fille ne vivait qu'à partir du coucher du soleil, elle s'appelait Yuuhi.
Ce fût le nom qu'ils attribuèrent au bébé, une ronde de voyelles qui s'aspiraient, chantantes et peut-être porteuses d'une interrogation, mais c'était pour plus tard.
3

***


L'absence raisonnait de plus en plus fort autour de leurs jambes fatiguées. Un bébé n'est rien qu'un devenir et ne peut combler ce silence, au début si évident, puis oppressant à mesure du temps qui passe. Il n'y avait autour de la route que des arbres tristes qui laissaient leurs branches pendre vers le sol sans même les rattraper.

Yuuhi parfois pleurait, cela ne faisait que les étonner, eux qui n'avaient de l'enfance plus que de vagues images difficiles à saisir, coincées entre une pensée amère et un nom de ville. Il fallait alors glisser entre ses lèvres un doigt, qu'elle tétait avec un vilain bruit de succion. Les yeux fermés, la concentration fixée sur le point de plaisir.

Il ne restait que des bribes, et où que leurs regards s'arrêtent, des filaments gris passaient, partaient, laissaient un goût vanillé. Face à l'évanouissement du monde, ils n'opposaient rien: ils n'étaient eux-même déjà plus que des ombres, des apparences sans doute. Les liens qui autrefois s'étaient tissés si complexes s'effilochaient pour laisser place à l'ahurissement d'une solitude engourdie. Voilà le néant, et ce vide empêche les volontés de s'accomplir. Cette histoire va finir, elle qui n'avait commencé que par une mort incapable de donner la vie à autre chose qu'un flou imbécile. Flou, flou, mais qui sont-ils pour ne pas vouloir? Les gens qui vivent ont compris comment faire pour ne pas se perdre, eux en sont incapables, aussi peu capables que de mourir, la mort est encore une volonté, elle est dure comme de la pierre et provoque des marées.

Voyez-les partir. Je ne les sens plus au bout de mes doigts.